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Entretien avec Pierre Schoentjes par Lucile Schmid

Entretien avec Pierre Schoentjes par Lucile Schmid
Pierre Schoentjes est professeur à l’Université de Gand, où il enseigne la littérature française. Spécialiste de l’ironie (Poétique de l’ironie, Seuil, 2001 ; Silhouettes de l’ironie, Droz, 2007) et de la représentation littéraire de la (Grande) guerre (Fictions de la Grande Guerre, Classiques Garnier, 2009, La Grande Guerre : un siècle de fictions romanesques, Droz, 2008 ; « J’ai tué » Violence guerrière et fiction, Droz, 2010), il interroge la littérature des XXe et XXIe siècles dans une perspective européenne. S’intéressant de près à la littérature de l’extrême contemporain il a lancé, en collaboration avec une équipe internationale, une publication électronique : la Revue critique de fixxion française contemporaine. Ses derniers travaux portent sur l’écopoétique : Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique (Wildproject, 2015) a obtenu le prix Vossaert 2016 de l’ARLLFB qui couronne un essai de caractère littéraire.

Entretien avec Pierre Schoentjes, propos recueillis par Lucile Schmid

1) Pouvez vous revenir sur ce qu’est l’écopoétique et les liens entre une ecopoétique européenne et l’ecocriticism?
Si j’ai, à la suite d’autres, privilégié le terme écopoétique, plutôt que de calquer « ecocriticism », qui a cours dans le monde académique anglo-saxon, c’est pour mettre l’accent sur le travail sur la langue qui accompagne la problématisation des enjeux environnement en littérature. L’écocritique, pratiquée par bon nombre d’anglistes et d’américanistes en France aussi, s’est développée en discipline autonome dans laquelle la part du militantisme prend parfois le dessus sur l’analyse textuelle. Je reste pour ma part très attaché à la lecture des œuvres, ayant eu une formation de philologue : scruter la lettre du texte, son fonctionnement et sa structure, croiser les textes sont d’ailleurs des activités ou le travail de l’universitaire retrouve celui du lecteur. L’écocritique a aussi quitté la sphère strictement littéraire pour s’intéresser à d’autres formes discours : cinématographique, politique, publicitaire, administratif, juridique… : cela demande des outils différents de ceux que nous autres littéraires avons appris à maîtriser.
Je voulais dans le même temps marquer l’existence un champ distinct de ce qu’étudiaient des disciples comme la géocritique ou la géopoétique. Celles-ci ne sont pas prioritairement tournées vers des questions écologiques, mais s’inscrivent dans la tradition de la géographie littéraire, très vivante en France à côté des études de l’esthétique du paysage.
Mais il ne s’agit pas de tomber dans la caricature et dresser radicalement l’une contre l’autre l’écocritique et écopoétique. Les études en écocritique ne cessent de nourrir ma réflexion et elles ne font pas toutes passer l’engagement avant l’analyse, loin s’en faut. L’opposition a d’ailleurs quelque chose d’artificiel et tient peut-être surtout aux pratiques académiques, très différentes des deux côtés de l’Atlantique : les « theories » dominent aux USA et le monde professionnel y est organisé en associations très puissantes qui luttent pour donner une place à leur objets d’études dans les cursus… et des postes à leurs membres. Rien de semblable n’existe en France où il s’agit toujours pour beaucoup d’universitaires de « servir le texte », à travers une lecture personnelle.
2) Dans votre essai « Ce qui a lieu » paru aux éditions Wild project en 2015, vous évoquez de très nombreuses œuvres écopoétiques. Pouvez vous revenir sur certaines de ces œuvres?
S’il y avait un auteur dont je voudrais rappeler le travail, pionnier en matière d’écologie et de grand mérite littéraire, c’est Pierre Gascar. Il faut lire Le règne végétal, Le présage et Les sources. Gascar a incontestablement trop écrit, mais certains de ces livres sont tout à fait essentiels : dans l’histoire de la littérature et dans celle de l’écologie.
La liste serait trop longue –ou en définitive pas assez fournie– si je multipliais ici les conseils de lecture, mais je voudrais encore mettre en avant l’œuvre de Jean-Loup Trassard parce qu’elle se détache et qu’elle ne jouit toujours pas de l’estime qu’elle mérite : Dormance est un des dix meilleurs livres publiés depuis le dernier tournant du siècle, toute problématique confondue. Mais pourquoi en rester à la France seulement : il me semble que l’écologie, dont les enjeux ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, demande à être interrogée en littérature dans ses rapports avec l’ensemble des littératures. La fonte des glaciers, l’industrialisation de certaines vallées concerne indistinctement la France, l’Autriche et l’Italie… pour ne rien dire des réfugiés climatiques qui peuvent être pris comme sujets de romans écrits dans les langues les plus diverses. L’écopoétique permet de relire différemment des œuvres du passé, mais elle permet aussi d’établir des ponts entre des littératures que l’on n’a pas l’habitude de rapprocher. Cette ouverture est essentielle car il sert d’antidote à la tendance très forte qui consiste à patrimonialiser la nature et à la faire entrer dans la définition d’une supposée identité nationale. Rien ne me met plus mal à l’aise que de lire des phrases comme « nos forêts, nos rivières, nos montagnes »…
Si j’ai écrit l’étude à laquelle vous faites allusion, c’est parce que j’estimais qu’il existait une production littéraire de qualité autour de la problématique de l’environnement mais qui n’avait jamais fait l’objet d’un regroupement. Rassembler ces œuvres et montrer quels rapports les unissaient, c’était rendre visible un domaine que les histoires de la littérature contemporaine négligeaient. Et cela pour des raisons qui tiennent –aussi– au côté marginal de la question écologique en France.
Depuis 2015, je ne cesse de découvrir de nouveaux textes qui problématisent notre rapport à l’environnement, dans les domaines les plus divers. Il y a une actualité manifeste du sujet, pas seulement dans des sous-catégories qui ont déjà une visibilité importante (les fictions qui s’arrêtent à notre rapport aux animaux, notamment) mais aussi dans des domaines moins attendus : celui des plantes par exemple. Un écrivain comme Pierre Senges leur a consacré avec Ruines-de-Rome tout un roman bien avant que Emmanuelle Coccia signe son magistral La vie des plantes.
Ce qui me frappe toutefois, c’est la difficulté qui semble exister à aborder des problématiques environnementales spécifiques à la France. Si les fictions imaginent volontiers des engagements en faveur des baleines en antarctique, elles sont beaucoup moins nombreuses à imaginer un roman qui revient sur le loup dans le Mercantour, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou des boues rouges dans la fosse de Cassidaigne… Pourquoi cette timidité à aborder des sujets qui peuvent fâcher, mais qui touchent directement à des enjeux ici en France ? Je lis actuellement les souvenirs d’Albert Falco, capitaine de la Calypso et qui a navigué sur les cinq océans avec J.Y. Cousteau. Avant de devenir plongeur il a été un adolescent marseillais occupant ses loisirs à plonger à Sormiou. Le nombre et la diversité des poissons que l’on trouvait en Méditerranée avant guerre est invraisemblable, à peine croyable pour quelqu’un qui comme moi nage volontiers dans les Calanques. Je me trouvais à Chamonix sur la mer de glace le 1 juin 2017, jour choisi par le Président D. Trump pour annoncer que les USA quittaient les accords de Paris. Je n’y avais plus mis les pieds depuis plus de trente-cinq ans : et de mer de glace, il n’était plus question : je me tenais plus de 100 mètres en dessous de l’endroit que j’avais occupé à l’époque, sur une lit caillouteux sans neige !
Tout cela est visible, et s’est déroulé dans l’espace de moins d’un demi-siècle et cela n’a pourtant fait l’objet d’aucun roman majeur…
3) L’écologie ce n’est pas seulement la préoccupation de la nature mais bien la définition d’un projet de société où humanité et nature interagissent harmonieusement. Comment expliquez vous que le caractère écopoétique d’une œuvre littéraire soit encore un objet de découverte (ou de redécouverte) ? Est ce parce que nous devons réinstaller la nature aux côtés des personnes? Cette redécouverte manifeste t elle aussi la transition écologique?
En effet, l’écologie me semble la (dernière) grande utopie de notre époque, celle qui dans nos sociétés laïques est capable de mobiliser le plus grand nombre de personnes. Si la littérature peut participer à dessiner les contours d’un nouveau rapport à l’environnement, c’est parce qu’elle possède la capacité à imaginer une série d’interactions très différentes et de poser au lecteur la question : que pensez-vous de cette façon de voir le monde, et de celle-ci ?
Nous ne vivons plus dans la nature : pour les citadins que nous sommes, même les campagnes sont devenues un monde étranger. Et nous occupons une position étrange : la « nature » est pour la plupart d’entre nous un lieu d’évasion: nous la voyons à la télévision ou au cinéma, nous y passons volontiers nos loisirs et nos vacances. A ce titre nous l’idéalisons bien plus que naguère le paysan. D’autre part, pas une jour ne passe sans que la presse nous rappelle que nous vivons à l’époque de l’anthropocène, de la sixième extinction massive des espèces, du post-humanisme… et que nous ferions bien de revoir l’image idyllique que nous nous faisons de la nature quand nous chaussons nos bottines de grande randonnée. Il y a une difficulté réelle à faire coïncider les deux images : l’une comme l’autre se réduisant trop souvent à des abstractions.
C’est peut-être pour cela qu’un certain nombre d’écrivains, Sylvain Tesson, par exemple sont allés vivre au plus près de la nature, et qu’un grand nombre d’auteurs-marcheurs sillonnent aujourd’hui la France. Ils reprennent contact avec le monde et leurs lecteurs pensent pouvoir le faire par livres interposés. Sans revenir ici sur l’éternel débat –conduit souvent en des termes trop généraux– entre nature et culture, mais il est bon de rappeler que la nature n’est pas une réalité figée, mais qu’elle est un rapport, et que ce rapport s’établit aussi avec des livres.
4) Le prix du roman d’écologie qui sera décerné le 10 avril sera attribué à un roman francophone de grande qualité littéraire paru en 2017 qui traite de manière substantielle des questions écologiques. Il n’est donc pas question d’engagement politique, de parti pris, mais de langue et de contenu. Comment articuler l’exercice littéraire et l’écologie sans parti pris? Est il possible de mettre complètement de côté la question politique?
Il ne s’agit pas du tout de mettre de côté la question politique, elle est centrale et l’on pourrait même dire que l’importance d’un roman réside aussi dans sa capacité à changer le monde. A produire un effet qui ne se limiterait pas au monde des idées mais qui se feraient sentir, dans ce cas-ci, sur l’environnement. Je prends souvent l’exemple de la Sainte-Victoire : ce sont les toiles de Cézanne qui ont donné valeur au lieu et qui, à terme, ont contribué à protéger le massif. C’est dire que la problématique ne se limite pas à un engagement conscient de l’auteur –Cézanne n’était pas un écologiste !– mais l’engagement est aujourd’hui une voie qui me semble à nouveau légitime. Alice Ferney en a donné l’illustration avec Le règne du vivant, qui plaide pour la sauvegarde des océans à la suite des actions de Paul Watson qui a servi de modèle pour camper le protagoniste (Pour une rencontre entre l’auteur et son personnage, voir : http://www.thalim.cnrs.fr/manifestations-culturelles-et-rencontres/article/ecopoetique-et-etudes-animales-litteraires-self-xx-xxi-paris). Tout récemment des (plus) jeunes romanciers comme Caroline de Mulder avec Calcaire ou Guillaume Poix avec Les fils conducteurs ont problématisé la question de la pollution, un champ que les romanciers ont jusqu’à présent largement délaissé en France. L’un comme l’autre cherchent à trouver de nouvelles formes pour dire les menaces qui pèsent sur l’environnement.
Car le travail sur la forme reste premier. De ce point de vue, la manière dont le « Prix du roman d’écologie » définit ses objectifs est révélateur : s’il va à « un roman francophone de grande qualité littéraire » c’est parce que nous estimons en France que l’écriture est première… Reste évidemment qu’il est très difficile de décider l’année même de la parution d’un roman s’il entrera dans la Littérature avec majuscule. Mais ce n’est pas parce que l’exercice est périlleux qu’il faut s’en disposer, au contraire : quelqu’un a aussi été le premier à mettre en avant l’importance de Cézanne. La valeur esthétique est essentielle : c’est elle qui va assurer à une œuvre sa visibilité durable, et donc garantir une influence dans le temps. La question est complexe: ainsi, la littérature pacifiste d’après 14-18 a été impuissante à écarter le fléau de la guerre, mais si Barbusse et Dorgelès avaient été des meilleurs écrivains auraient-il pu empêcher le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ?
Quant au « parti pris » écologique : ce n’est pas la voie que je privilégie dans ma propre démarche, mais je ne l’estime pas illégitime pour autant. Il a toujours existé en France un littérature engagée à gauche, et il s’est trouvé bon nombre d’universitaires pour travailler avec des outils qui rejoignaient cet engagement : je ne vois pas a priori pourquoi il en irait aujourd’hui autrement de l’écologie que hier du marxisme. Si la question se pose dans le domaine de la préservation de l’environnement c’est parce que cet enjeu ne jouit toujours pas de la même importance que celle que l’on reconnaît au social. Il me semble parfaitement possible d’écrire un roman engagé qui ne soit pas un roman à thèse, genre aujourd’hui déconsidéré. De même l’on peut pratiquer une critique engagée qui n’est pas pour autant militante.
A tout bien considérer le risque de tomber dans une littérature d’évasion me semble peser bien plus lourdement sur le genre.