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Entretien avec Anne Simon par Lucile Schmid

Entretien avec Anne Simon par Lucile Schmid
Chercheuse au CNRS, Anne Simon est directrice du Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS) et responsable du programme Animots. Elle étudie notamment les représentations du vivant et de l’animalité en littérature et philosophie ; elle a publié de nombreuses contributions sur ces questions, et a notamment dirigé en 2017, avec André Benhaïm, le numéro de la Revue des Sciences Humaines sur la zoopoétique.

Anne Simon, entretien PRÉ, questions de Lucile Schmid

1) Comment pensez-vous que la littérature et l’écologie puissent s’inspirer, s’entremêler ?
 
Le terme même d’« écologie » recèle une première réponse très stimulante. En effet, il renvoie d’une part à l’oikos, l’habitat, la patrimoine, la maisonnée (traversée dans l’Antiquité grecque par de nombreux vivants, pas tous humains ou pas tous citoyens : loirs, rats, chats, femmes, enfants, esclaves…), d’autre part au logos, le discours, le savoir. Il y a donc un savoir écologique qui peut être porté, découvert voire inventé par la langue –  surtout si cette langue rejoint le mythos, la fable, la narration  ! Dans une phrase très connue, Hölderlin écrivait que l’humain habite poétiquement la terre. La littérature nous parle du monde et de notre façon d’y séjourner; même les écrivains qui croient pouvoir se retrancher dans une tour d’ivoire, qui veulent ne pas « en être », y sont quand même, et émettent un point de vue, fût-ce l’affirmation d’un retrait…
La littérature au sens large, qui inclut l’incantation magique, le chant, la prière, l’invention philosophique quand ses concepts ou ses interprétations sont creusés par la langue, la littérature donc est par excellence le lieu/l’oikos du langage humain. Ce n’est dès lors pas un hasard si, historiquement, certains ceux que nous envisageons aujourd’hui comme des figures tutélaires de l’écologie (je pense par exemple à Henry David Thoreau, Aldo Leopold ou Romain Gary) sont « passés » par le langage littéraire, de la chronique au roman.
L’inspiration est un mot aujourd’hui méprisé : on le croit trop vieux (l’enthousiasme, c’est bon pour les Anciens) ou trop mièvre (la muse ou l’idéal, c’est bon pour les Romantiques). Je tiens au contraire à rétablir l’entrelacs du souffle, de la création et du vivant, parce qu’il fait signe vers la dimension charnelle de la création littéraire. L’inspiration, poétique ou anatomique, nous inclut de fait dans le monde de la vie, avec l’expiration et l’apnée (provisoire  !). L’inspiration nous permet de recevoir l’air qui nous entoure ou plutôt nous enrobe, de nous faire pénétrer par les particules de l’oikos. On métabolise celui-ci, il circule dans notre corps, nourrit notre pensée et nos imaginations, puis on le redonne en expirant, en parlant, en faisant sourdre une parole : on « rejette » moins l’air qu’on ne le restitue après qu’il ait transvasé en nous, pour à nouveau recommencer le cycle. La parole qui naît dans nos poumons, circule dans notre gorge ou notre tête (dilatées ou nouées selon ce que nous avons à « faire sortir »), s’ex-prime par notre bouche ou notre main, est pénétrée de cet air indissociablement humain et mondain. David Abram, dans Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, avait montré à quel point le souffle, le vent, l’atmosphère, l’air étaient fondamentaux dans la Genèse (c’est le « ruach » traduisible de tant de façons du deuxième verset) ou chez de nombreux Amérindiens pour lesquels les points cardinaux sont aussi des points d’émanations du monde et des lieux de jonction entre les animés. Pendant longtemps, un courant majoritaire en Occident a envisagé le monde dans son opposition ou sa frontalité avec le sujet – réputé doué d’un langage qui l’extirperait de la nature. Heureusement, ce courant était doublé ou miné par bien des auteurs qui mettaient l’accent sur l’enchevêtrement entre les humains et les animaux, les plantes ou la nature en général : qu’il s’agisse de Montaigne, de Rousseau « promeneur solitaire », des Romantiques, d’une figure de l’éthologie de terrain comme Jean-Henri Fabre au XIXe siècle, ou bien sûr d’écrivains et poètes attentifs à nos façons de nous entrelacer avec le monde.
2) Vous avez joué un rôle pionnier pour introduire une zoopoétique en France, particulièrement à travers le programme Animots. Pouvez-vous revenir sur ce terme de « zoopoétique »  ?

Le terme même de «  zoopoétique  » n’existait pas encore dans le champ académique quand j’ai été recrutée au CNRS sur un projet portant sur la littérature et le vivant au début des années 2000. Le philosophe Jacques Derrida emploie ce terme en 1997 dans une conférence (reprise dans L’animal que donc je suis), en le mettant en rapport avec « les mythologies et les religions, la littérature et les fables ». Il mentionne en particulier « l’immense zoopoétique de Kafka qui mériterait […] une sollicitude infinie et originale ». Depuis le milieu des années 2010, ce terme commence à être employé dans la sphère académique, que ce soit en France ou à l’étranger. Le terme me plaisait, parce qu’il associait Kafka, un écrivain qui me touche profondément, qui a inclus des bêtes ou des créatures hybrides partout dans son œuvre, notamment dans de nombreux nouvelles et récits (pas seulement La Métamorphose !), et Derrida, le philosophe qui a placé les animaux (et non le concept trop large et abstrait d’« animalité ») au centre d’une éthique de la relation, de la rencontre et des croisements. C’est d’ailleurs Derrida aussi qui emploie le mot « animot » dans L’animal que donc je suis.
On peut décomposer un peu le terme de « zoopoétique ». Zôon en grec renvoie à l’animé en général, aux êtres doués de mouvement, parfois incorruptibles comme les dieux, les démons et les astres. Contrairement aux Anciens, j’intègre dans cet ensemble animé et doué de vie les plantes dont on croit à tort qu’elles sont immobiles, alors que notre relation individuelle au temps ne nous permet en fait pas de comprendre leur propre forme de temporalisation, collective, sur des durées pluri-séculaires ou cycliques J’ai même tendance à inclure les minéraux, les éléments, la planète comme grand organisme, mais cela nous mènerait trop loin de votre question…

Quant au poïein grec inscrit dans zoopoétique, il pointe vers une création littéraire qui est un «  faire  », une action  ; en retour, j’aime à penser qu’il point aussi vers ce fait que les bêtes elles-mêmes sont des sortes de poètes qui écrivent la vie à même le monde, entre terre, air, écorces et courants… « Vous avez été les premiers signes chiffrés du langage écrit, la première sténographie de la pensée et des épitaphes dans les tout premiers cieux contemplés par l’homme fatalement analphabète » s’exclame Ramon Gomez de la Serna, dans la première de ses Lettres aux hirondelles et à moi-même !

3) Vos travaux montrent combien les animaux sont présents dans la littérature. Pourriez-vous nous parler de cette présence, de ce qu’elle nous dit du travail littéraire, de la relation de l’écrivain à lui-même, au monde, à la langue et à la création?

La présence animale nous mène vers ce que j’appelle une poétique des vivants, au pluriel : les animés (les vertébrés, les animaux humains, mais aussi des formes de vie moins centralisées, moins individuées) déploient, quand ils parcourent les territoires qu’ils investissent, des gestuelles, des manières de se mouvoir qui leur sont particulières. Certains animaux ont ainsi des tempos vitaux extrêmement lents ou au contraire d’une rapidité confondante pour un humain, au point, Charles Foster l’a évoqué avec humour dans Comme une bête, d’être très difficilement transposables. Et une chouette n’a absolument pas la même intensité existentielle qu’une hirondelle  ! Les animaux « formalisent » le monde, lui donnent des formes en s’inscrivant en lui, en inscrivant leur vie sur lui. De très nombreux poètes ont chanté leur fascination ou leur amusement pour les écritures que tracent les oiseaux à même la page du ciel, de Francis Ponge à Saint-John Perse, qui écrit dans son recueil Oiseaux : « De tous les animaux qui n’ont cessé d’habiter l’homme comme une arche vivante, l’oiseau à très longs cris, par son incitation au vol, fut seul à doter l’homme d’une grâce nouvelle. Gratitude du vol ! »
L’éthologue Jakob von Uexküll pensait de son côté que la toile de l’araignée est une sorte de réponse musicale à la partition écrite par la mouche  ! Sans cette toile, le monde se vide d’une présence, devient vacant voire déserté – ce sera, au sens étymologique du terme qui renvoie au vide, la dévastation qui nous attend si nous continuons à utiliser nos poisons, notamment nos pesticides.
La langue n’est pas un en-dehors ou un au-delà du monde, même si le langage poétique, prophétique, capable d’interprétations incroyables, de se retourner sur soi, etc., est une spécificité née d’une longue évolution de l’humain ; mais il reste naturel. En réalité, ce langage est tel parce que les humains ont fréquentés d’autres formes de vie, selon de nombreux paléoanthropologues, philosophes ou observateurs (comme Bernie Krause, Paul Shepard ou David Abram). Le fait de pouvoir penser la nature, notre propre condition ou de pouvoir réfléchir aux structures de notre langage ne nous fait pas sortir de la nature, comme on l’a souvent affirmé. Ce serait encore refuser que nous sommes en elle et qu’elle est en nous (les pronoms « personnels » sont difficiles à contourner en français !), ce serait passer outre les relations d’enchevêtrement, de croisement, de conflits, d’entredévorations, de curiosité aussi qui nous assemblent – qui n’a vu un chat ou un rouge-gorge venir à sa rencontre, être fasciné par la gestuelle ou la voix humaines ?
Les écrivains sont merveilleux, et ils n’ont évidemment pas attendu le XXIe siècle et l’écologie pour en passer par le « verre optique » (c’est Proust qui emploie cette formule) animal. Simplement, les chercheurs n’avaient pas les bonnes montures pour y glisser ce verre et y voir un peu clair dans les textes, qui ne répondent qu’aux questions… qu’on leur pose. Il y a bien sûr un grand nombre de personnages d’animaux dans les poèmes, les fables ou les romans : ces animaux ont souvent des fonctions allégoriques, symboliques ou didactiques, comme dans Les Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur, qui nous parle moins d’une présence animale que d’un enfant à éduquer, et même à sur-éduquer. Les contes de Perrault (où le loup… est un homme « doucereux » et très « dangereux », qui ne pense qu’à consommer les demoiselles) renvoient souvent à la dimension sexuelle de l’animalité. Celle-ci a toujours fasciné les écrivains, comme Ovide qui se délecte des amours limitrophes, où alternent des transformations en cygne, en génisse, en cerf, comme Balzac dans Une passion dans le désert qui relate la fascination réciproque d’un homme et d’une panthère ou Mérimée dans Lokis, qui revient sur le mythe très ancien des accouplements entre ours et femmes…
De même, la satire littéraire passe très souvent par la comparaison animalière – je pense à Proust qui compare un vieillard du faubourg Saint-Germain à une « larve vibratile » ou une La Rochefoucauld à un « grand poisson de mer » à la mâchoire monstrueuse… La zoopoétique s’intéresse à ces hybridités parce que la tentation et la tentative de la métamorphose animale est sans doute aussi vieille que l’hominien. Je pense qu’avant même d’être homo sapiens, nous avons été hantés par le croisement, qui nous rappelle que nous partageons un monde commun et que nous sommes issus de cellules identiques. Je le disais, le vivant et le langage humain ne sont pas en opposition, et le langage n’est pas une simple reprise ou une simple expression du premier. Pensez au Terrier de Kafka, son dernier récit, qu’il n’a pas terminé, et qui est pris en charge par une créature à la lisière entre l’animal fouisseur et l’homme  : creuser un trou, creuser un refuge, c’est aussi creuser la langue, en faire un refuge quand la menace, psychique ou historique, devient incontrôlable et envahissante. Romain Gary de son côté écrit une nouvelle fantastique et hilarante intitulée « Gloire à nos illustres pionniers », où il imagine, suite à une radiation, une espèce humaine hybridée de toutes les façons possibles, avec des enfants qui se gavent de cornets de mouches, des voisins qui se mettent le tube digestif dans l’œil ou des types encombrés par leurs toutes nouvelles pinces de crabes !
Ce goût des écrivains pour les métamorphoses témoigne d’une relation animale à soi, d’une conscience de notre appartenance à une longue chaîne évolutive qui fait des humains des vivants parmi les vivants, pas des exceptions… De très nombreux écrivains passent un cap supplémentaire, en proposant d’eux-mêmes des autoportraits animaliers, parfois très fantasques, parfois très perturbants. Proust ainsi décrit son narrateur ou se décrit lui-même – en tant qu’écrivain et non pas simplement en tant que personne comme vous et moi, donc en tant qu’être investi dans la création littéraire – comme une poule chantant « cocorico » après avoir pondu une page, comme un hibou « qui ne voit un peu clair que dans les ténèbres » et peut ainsi décrypter le monde social ou les profondeurs de la psyché, comme une guêpe fouisseuse enfin qui nourrit ses larves de proies vivantes, et Proust renvoie alors vers ses propres livres qu’il ne cesse de surnourrir, de protéger, de chérir… Cette cruauté primitive du rapport à l’écriture est passionnante.

3) Aux États-Unis les animal studies ont été fondées avec une approche militante, vous étiez dans un autre état d’esprit en initiant une approche zoopoétique « à la française ». Pourriez-vous évoquer les similitudes et les différences entre les deux approches? Quelle relation le travail sur la littérature peut- il entretenir avec des préoccupations plus militantes et politiques?

Les Animal Studies ont une longue histoire dans les aires nord-américaines et anglo-saxonnes, et prennent leur source «  visible  » dans les années 1970 avec la prise de conscience écologique qui suit par exemple la publication de Silent Spring de Rachel Carson en 1962. Mais leurs racines sont encore plus profondes, qu’il faut rapporter à une histoire américaine plurielle, parfois conflictuelle, émanant d’une part des colons ou pionniers européens, de l’autre des Amérindiens, une histoire liée aussi à un rapport géographique et culturel à la nature très différent de celui de la « vieille Europe ». Le point de vue militant est tout à fait légitime, et je pense d’ailleurs, par mon investissement dans mes objets de recherche et par mon souci de promouvoir la zoopoétique, faire acte d’engagement. Le militantisme n’est problématique, en tout cas en matière scientifique et philosophique, que si sa focale est trop réduite, ou que le verre n’est que d’une seule couleur. Cette focale resserrée peut être utile au point de vue de l’action immédiate, mais la pensée (et donc l’action future et la société qu’on souhaite promouvoir) ne gagne pas forcément à établir des lignes de rupture infranchissables ou à prononcer des anathèmes sur telle ou telle façon d’écrire, parfois de façon anachronique. Les Animal Studies, dans leur première forme, comme la première vague en Ecocriticism, ont eu ainsi tendance à réduire le corpus des textes à analyser, j’y reviendrai. Notons certes que cette façon de procéder est historiquement compréhensible puisqu’il s’agissait de mettre en relief un nouveau champ de réflexion, politique et nécessaire.
De même, les idées très culturelles de nature et de wilderness (sauvagerie, pour faire bref) sont parfois des partis-pris idéalisés, un peu mous, très ancrés dans une histoire américaine ou australienne qui ne rend pas forcément justice aux conceptions autochtones premières, ou qui ne correspond pas forcément aux représentations françaises. La France est un petit pays anthropisé, où le paysage « naturel » est souvent façonné depuis des millénaires par les habitants : l’entrelacement entre les animés, humains ou non, s’y est fait sur la longue durée, et autrement que dans des pays grands comme des continents, et investis par des Européens depuis seulement quelques siècles – il convient d’ailleurs absolument de lire les témoignages des Amérindiens pour saisir la variété des relations à une nature qui n’existait pas comme « objet » pour eux ou comme une altérité absolue…
Enfin, au niveau intellectuel, les Animal Studies et l’Ecocriticism premières versions privilégiaient des corpus où il y avait «  de la nature  » (sauvage, etc.), des animaux, dans des romans à thèse avec des thématiques assez convenues, parfois iréniques, où hommes et bêtes se retrouvaient au sein des éléments. Les perspectives ont évolué et elles prennent désormais en compte des corpus plus diversifiés, des problématiques plus complexes (les déchets, la présence intersticielle du naturel dans le monde urbain, etc.), et la zoopoétique se développe aussi là-bas, avec notamment Aaron M. Moe. J’ai été obligée de simplifier un peu, et vous renvoie vers une contribution, dans la revue en ligne Épistémocritique, qui développe ce que je viens de résumer.
La France, depuis les années 1960 et la Nouvelle Critique, a une tradition d’études stylistiques, narratologiques, sémiologiques, etc. L’emploi du terme « zoopoétique », un peu « savant » (en espérant qu’il ne soit pas cuistre  !), était pour moi une manière de légitimer les études animales littéraires. Je cherchais à les sortir de la simple analyse d’un thème ou d’un personnage animal, pour reverser l’interrogation vers les styles, les tempos, les phrasés, la grammaire : il y a derrière tout cela l’idée que les vivants produisent, par leur mouvement même, une sorte de syntaxe vitale. Je pense par exemple à ce passage de Bref séjour chez les vivants où Jeanne, un personnage de Marie Darrieussecq, voit ainsi un jeune garçon promener une dizaine de chiens, « par meutes, pour quelques pesos, elle s’est toujours demandé, comment convainc-t-on les chiens de s’entendre, affinités, tempéraments, […] laisses emmêlées sur dix trajectoires différentes se rejoignant autour du poing de l’étudiant, promenade approximative, tissent une géométrie en mouvement, triangles, losanges, lignes droites filant dans l’air comme le réseau électrique anarchique sous le viaduc de l’autoroute […] ». L’intérêt ici est l’absence d’articles, la désarticulation de la syntaxe, le lexique de la trame (textuelle entre autres  !) que cet organisme mi-humain mi-chien trace à même le monde. Il y a un « nœud » intéressant entre différents vivants, différents rythmes qui s’effectue et que le langage nous fait percevoir bien mieux qu’une description classique.
Je souhaitais enfin orienter les étudiants vers une approche de la littérature qui ne se cantonne pas aux études de lettres mais en passe, pour alimenter leur réflexion, vers des disciplines déjà reconnues dans le champ de la pensée, comme les sciences du vivant (notamment l’éthologie, la zooologie et l’écologie), l’éthique, la philosophie, l’histoire ou l’anthropologie.

Être militant en recherche, ce n’est pas être dans le fantasme culturel qui, sous couvert de protection des animaux ou de « préservation de la nature » (alors que celle-ci est puissance d’évolution et de surgissement !), fait encore souvent de l’humain occidental le point de référence et l’horizon du monde. Ceux qui disent que les animaux ont une « proto-culture » ou un « proto-langage » font de notre façon d’être au monde LE comparant vers lequel il faudrait s’élever ; de même, dire constamment les « animaux non-humains » pour parler des bêtes permet certes de suggérer que les humains sont aussi des animaux  : c’est aussi faire des humains le centre absolu du cercle des vivants ! Certaines bêtes ont des cultures et des langages proches des nôtres, d’autres en ont des vraiment très différents, voire pas du tout (mais qu’en sait-on…) comme les bactéries ou les acariens : il faut reposer autrement les questions, car elles présupposent toujours la réponse dans leur formulation. Les animaux sont différents entre eux, et nous animaux humains sommes différents d’autres animaux : ces différences doivent être porteuses de vie, pas de mort. Faire comme si ces différences n’existaient pas, c’est ôter à l’humain ce qui fait précisément son humanité : sa capacité à se construire avec l’altérité, et à partir d’elle. Je pense à la « Lettre à l’éléphant », où Romain Gary explique que notre seule façon de devenir humains (car nous ne le sommes toujours pas), c’est de faire place à cette « marge » que constitue un troupeau d’éléphant, marge « encombrante » et tenace, qui nous empêche de sombrer dans le « entre-nous » humain, dont on connaît les ravages.
Ce qu’il faut comprendre c’est que s’intéresser aux formes littéraires, aux déconstructions du langage poétique, à la naissance d’un genre littéraire comme celui du roman agroalimentaire comme je le fais dans mes travaux, ce n’est pas être en dehors du politique et de l’éthique  : c’est être en leur cœur car la langue porte le meilleur comme le pire, elle est notre milieu autant qu’une atmosphère avec de l’oxygène… Appeler «  soins aux porcelets  » la caudectomie à vif, c’est politique ; obliger un humain à inséminer des centaines de dindes, c’est politique. Des récits comme Scènes de la vie future de Georges Duhamel, 180 jours d’Isabelle Sorente, Que font les rennes après Noël ? d’Olivia Rosenthal, La part animale d’Yves Bichet ou Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, parmi beaucoup d’autres, sont intéressants parce qu’ils relient l’élevage industriel à un dévoiement du langage ou des interactions hommes-bêtes.
C’est par des idées qu’on détruit la planète ou qu’on vit en elle et par elle : ces idées qui sont faites de langage enclenchent des actions et sous-tendent des politiques. Réfléchir, avec la littérature, comment on traite les bêtes et comment on en parle, ou ne pas préjuger de ce que les écrivains nous disent, qu’on soit ou non d’accord avec eux, c’est une démarche éthique. Je parle d’ailleurs souvent de zoopoéthique…

4) Lors de la remise du Prix du roman d’écologie des extraits des différents ouvrages sélectionnés seront lus pour donner à voir l’écologie dans l’univers romanesque de chaque auteur. C’est aussi une manière de rendre visible certaines parties des récits romanesques que nous n’avons pas l’habitude de voir, de leur donner une importance, une signification inhabituelle, de les sortir d’une forme d’invisibilité. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur cette démarche? N’est ce pas ce qui a également guidé l’approche d’Animots?

Oui, le programme Animots, qui a réuni des chercheurs de champs académiques français, nord-américain et anglo-saxon s’est attaché à décaler les questionnements traditionnels, notamment en réfléchissant à de nouveaux corpus de textes à étudier. J’adore les fables, les contes, les récits dédiés à la nature sublime, les grands récits animaliers, mais il fallait les compléter par d’autres œuvres plus discrètement « animalières », ou par des auteurs qui avaient été mis sur la touche par une critique très anthropocentrée, comme Pergaud, Genevoix, Colette, Georges Duhamel, Pierre Gascar… Il s’agissait aussi, je l’ai dit, d’aller voir chez des auteurs très étudiés autre chose que ce qu’on étudiait : il y a beaucoup d’animaux dans l’œuvre fictionnelle et philosophique de Sartre, par exemple, et Duras a écrit un texte extraordinaire sur la mouche dans Écrire… Il faut se méfier en recherche des corpus idéologiquement construits, orientant vers des prescriptions morales qui mèneraient à passer à côté de textes où l’animalité est plus diffuse, où les relations hommes-bêtes sont violentes, bref à sélectionner les œuvres politiquement correctes et à mettre sous le boisseau celles qui parlent aussi d’animalité, mais pas dans le sens qu’on souhaite ! Proust ainsi n’était pas un ami des bêtes, et pourtant, son œuvre déborde d’animaux : mon rôle est de comprendre pourquoi, et quelle relation au langage et au temps est ainsi proposée.
Aller littéralement chercher « la petite bête » dans les poèmes, dans les récits, m’amuse beaucoup  : ce que j’appelle « l’infra-animalité » est souvent… invisible en études de lettres. La « vermine », méprisée car très dissemblable de nous, ayant du coup moins de « valeur » puisque ce sont des bêtes grouillantes souvent impossibles à singulariser, à distinguer, se glisse dans les interstices des lignes et des alinéas  ! Les larves, les fourmis, les termites, les mouches et les moustiques chez Albert Cohen, la guêpe et la mite chez Proust, le lézard chez Béatrix Beck, les coléoptères chez Henrietta Rose-Innès ou Svetlana Alexievitch, les poux chez Leïb Rochman, les cafards chez Clarisse Lispector, Kafka ou Antoine Volodine nous disent beaucoup du monde, des humains, de leur violence, de leur éthique, de l’Histoire. L’animalité littéraire est éminemment politique, soit qu’on ait de la sollicitude et de l’attention pour les bêtes (pas seulement les vertébrés voire les mammifères  !), soit qu’on envisage le rôle de l’animalité dans la sociétés humaines – et il faudrait évoquer l’animalisation qui permet d’extraire certains groupes humains du corps social, pour légitimer la violence exterminatrice qui leur est faite et qui est aussi un objet d’étude, tragique, de la zoopoétique.
Je vous rassure, je me passionne aussi pour les énormes monstres marins, qui ne cessent d’évoluer dans notre imaginaire, et de trouver des courants les menant de livres en livres  : la pieuvre géante (le « kraken ») de Victor Hugo passe dans Moby Dick de Melville où il devient un calmar géant, ce dernier se coule dans Fragments d’un paradis de Giono pour devenir une sorte de représentation fascinante, amorale, de l’entrelacement cosmique de la vie et de la mort, il revient sous la forme d’un requin pèlerin dans Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq, la liste pourrait s’allonger indéfiniment.
Innombrables sont les bêtes dans la vie : au moment où la planète est en péril, la littérature est devenue leur arche.